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Dans les mémoires que nous a laissés André VOEGEL en 1987, il revient sur ses longues années chez HEYWANG à Bourgheim. De son entrée dans l'entreprise, son accession dans la hiérarchie, en passant par ses voyages professionnelles : découverte de la vie d'André chez HEYWANG.

L'entreprise

Les débuts de l'entreprise HEYWANG se situent à Valff, du début des années 1930, dans la rue du Moulin (anciennement garage JOST). A cette époque l'atelier se dénommait JOST & Cie. Edgar HEYWANG était associé à Joseph JOST de Valff. On fabriquait des concasseurs à grains, des machines à laver le linge, des déchargeurs à griffes. Les affaires allaient bien, une dizaine d'ouvriers gagnaient leur vie dans la petite entreprise de Valff. La drôle de guerre terminée en 1940, l'entreprise fut chargée par l'administration allemande de la réhabilitation des machines agricoles qui traînaient à ciel ouvert dans les villages évacués le long du Rhin et qui furent réquisitionnées. Des centaines de faucheuses, entreposées dans un premier temps au parc de génie à Obernai, connurent une nouvelle jeunesse à travers l'atelier JOST & Cie. Ces machines ainsi rénovées furent attribuées gratuitement aux agriculteurs de retour de leur évacuation. Pour l'entreprise ce fut une bonne affaire, et, je crois, très lucrative. La révision des machines une fois terminée, Joseph JOST décida de fermer l'atelier en prétextant de ne pas vouloir travailler pour les allemands. Joseph JOST était effectivement francophile. Privé d'atelier, Edgar HEYWANG construisit à Bourgheim son premier atelier et continua à fabriquer certaines machines du programme de Valff. Edgar HEYWANG était lui plutôt germanophile, et de ce fait avait des contacts plus faciles avec l'administration allemande. Ce sentiment germanophile était dû à ses antécédents. Il était fils naturel d'un père allemand, receveur des postes à Barr en 1914/18. L'intégration rapide de l'économie alsacienne fut une priorité du Gauleiter WAGNER. HEYWANG obtint rapidement l'autorisation d'importer des machines agricoles allemandes, à côté de sa propre fabrication. Vers la fin de la guerre, l'entreprise devait produire du matériel de guerre, obus de petit calibre. Ma future femme était responsable du contrôle des obus. Il semblerait toutefois que ces obus n'ont jamais quitté les ateliers. Mon frère Emile, incorporé dans l'armée française en 1939/40, de retour dans son foyer après la défaite, se trouva sans travail, lui qui était occupé dans les ateliers de Valff. Il décida bien sûr de reprendre ses activités professionnelle à Bourgheim.

Mon embauche et ma formation

Vers la fin de l'année 1945, quelques mois après ma démobilisation, je sollicitais un emploi chez HEYWANG à Bourgheim. Je fus embauché et je commençais à travailler le 2 janvier 1946. Je n'avais aucune qualification professionnelle, les années de guerre me privant soit de continuer des études, soit d'apprendre un métier. L'entreprise comptait à cette époque une vingtaine de collaborateurs, et je fus affecté au service de la forge. La demande en matériel agricole augmentait considérablement, les demandes se faisaient plus pressantes de sorte que l'équipe en place ne pouvait plus faire face à cet engouement. L'expansion devenait inévitable, mais l'encadrement, les services administratifs, enfin l'infrastructure d'une P.M.E. inexistants. Il fallait faire face à ce manque, mais le personnel qualifié pour ces tâches était introuvable sur le marché du travail. Suite à cette pénurie, HEYWANG eut recours à des promotions internes après une formation adéquate. J'ai posé ma candidature, qui fut accepté ainsi que celle de deux autres jeunes de mon âge.

Pendant deux années je suivis un stage de formation avec un professeur du lycée technique de Strasbourg. Ces cours privés, professés 2 à 3 jours par semaine par ce formateur, qui se déplaçait à Bourgheim pour nous inculquer les maths, la résistance des matériaux, la technologie, le dessin industriel, l'organisation du travail etc. La fin du cursus fut sanctionné par une attestation de « Maistrance », équivalent au brevet de maîtrise. Les cours étaient gratuits et ma rémunération fut versée normalement. C'était intéressant pour moi et méritait reconnaissance et dévouement envers la boîte qui m'employait. Pour commencer, je fus affecté au bureau d'organisation du travail avec un vieil ingénieur du nom de Schmitt. Doucement, je mis en place les méthodes et l'organisation du travail qui m'avaient été enseignées. Cette mise en place fut relativement facile, il n'existait aucune ancienne structure. Les ordinateurs étaient à cette époque inconnus. Toutes les opérations étaient traitées à la main et mettaient les méninges à contribution. Ce n'est que quelques années plus tard que l'entreprise mit à ma disposition une machine à calculer d'occasion. Le système étant basé sur la pure mécanique, elle faisait un bruit infernal, mais c'était déjà mieux que de calculer à la main. J'utilisais aussi la règle à calculer logarithmique. La production ne pouvait pas suivre la demande toujours grandissante car l'acier, le fer, les tôles, tous les produits sidérurgiques étaient encore contingentés. Pour acheter ces produits, il fallait des bons de « monnaie matière » qui étaient attribués par la Préfecture avec beaucoup de parcimonie. Automatiquement, il s'instaura un trafic de monnaie matières au noir. Ce marché noir remonta jusqu'au ministère de l'industrie qui assurait les attributions sur le plan national. Ce marché nous impliquait inévitablement la vente sans facture, qui était à cette époque monnaie courante, car les bons s'achetaient en espèces sonnantes et trébuchantes. La rareté des produits sidérurgiques rendit le service technique plus inventif. C'est ainsi que pour certaines machines, nous utilisâmes des matériaux de substitution comme le bois, l'aluminium, du matériel de récupération provenant du démontage d'usines en Allemagne. Le parc de machines outils augmenta rapidement en machines d'occasion provenant également du démontage d'entreprises de guerre d'outre-Rhin. Avec les subsides du plan Marshall de 1948 à 1952, l'Allemagne reconstruisit son industrie et la dota d'un parc de machines outils ultra moderne, performant et devint la première puissance industrielle d'Europe après guerre.

Des affaires florissantes puis la chute des commandes

Dès 1947, HEYWANG pensa déjà à une décentralisation des unités de fabrication. Dans le cadre de cette politique, il loua une usine près de Mulhouse, à Habsheim, une autre en Moselle, à Bouzonville près de la frontière sarroise. Dans chacune des deux unités, un technicien de Bourgheim fut chargé de la direction. C'est ainsi que mon frère Emile fut désigné pour Bouzonville, ce qui précipita un peu mon mariage, car je devais l'accompagner sur demande de HEYWANG. Nous habitions dans l'usine même ; dans une partie aménagée en habitation. Notre programme de fabrication consistait en une série de machines agricoles comme le concasseur à grains, souffleurs à foin, cultivateurs. L'usine de Bouzonville, dénommée SALMA (Société Alsacienne et Lorraine de Machines Agricoles) était une entité complètement autonome. Les affaires étaient florissantes et les bénéfices en conséquence. Nous occupions environ 30 collaborateurs. En cette année 1949, un phénomène particulier et imprévisible a entravé toutes nos prévisions. Le syndicat des agriculteurs décréta une grève d'achat de tout matériel agricole. Les conséquences furent considérables, une chute épouvantable des commandes, la catastrophe fut là. Cette baisse de commandes était non seulement ressentie à Bouzonville, mais surtout à Bourgheim qui ne put plus faire face aux engagements financiers et son train de vie qui s'y était installé (bureau d'achat central à Strasbourg, bureau de vente à Paris). Toute l'infrastructure fut bousculée.

Du commerce à pied, vélo, train, ...

Pour aider à redresser la situation, la direction de Bourgheim me demanda de me convertir en représentant de commerce dans le Nord et le Sud-Ouest de la France. Cet épisode de ma vie m'a particulièrement marqué. Je partais donc en voyage de prospection en train et en vélo, mais oui, un vélo équipé de 2 sacoches : une contenant les prospectus et les bons de commande, l'autre la brosse à dent et le pyjama. Je me rappelle d'une escale à St-Dizier. Je sortis de la gare à vélo, me dirigeant vers la ville détruite par les faits de guerre. Les orties poussaient sur les décombres. A partir de la carte Michelin et d'un annuaire de revendeurs de machines, je préparais un itinéraire. Le soir je me suis arrêté pour passer la nuit dans un hôtel de campagne 3 étoiles, rarement équipé d'installations sanitaires.

J'appris sur le tas une certaine technique de vente et je n'étais pas trop mécontent du résultat. Je commençais même à aimer ce métier. Mon épouse et notre premier enfant, Bernard, s'étaient entre-temps retirés à Valff, chez ses parents. Personnellement, je continuais mes tournées en train/vélo. Il m'arrivait de partir de Valff à vélo pour rejoindre la gare de Strasbourg si les horaires étaient mal appropriés. Le 27 septembre 1949 (jour de mon anniversaire) j'ai réussi du premier coup mon permis de conduite à Metz, après à peine 2 à 3 heures de conduite. Après mes périples vélocipédiques qui durèrent quelques mois, l'entreprise mit à ma disposition une voiture d'occasion qui se résultait par une catastrophe dès le premier voyage. La consommation en huile était tellement importante que j'ai grillé le moteur quelque part dans les Ardennes. N'ayant pas les moyens financiers sur moi, j'ai dû demander un mandat télégraphique pour me permettre de faire réparer le moteur. Cette infortune me bloqua pendant 3 jours. La situation financière se dégradait de jour en jour et la fermeture de l'usine de Bouzonville fut décidée par la direction de Bourgheim. L'ensemble du stock, ainsi que le parc de machines outils furent vendus sur place. La plus belle et la plus importante affaire fut la cession de l'usine de Filstroff. Cette usine située à quelques km de Bouzonville était la propriété de SALMA sur le point de démarrer une fabrication. Le produit de toutes ces ventes suffirent à renflouer Bourgheim. Nous réintégrâmes notre terre natale, ma femme, Bernard et moi-même, pour nous installer dans un logement à Valff, au premier étage de la maison n°206 de la rue Principale, dont le propriétaire était Georges KLEIBER, ancien maire de Valff. Je continuai à prospecter le Sud-Ouest de la France, en voiture évidemment.

La grève d'achat des agriculteurs s'amenuisa lentement, les ventes augmentèrent, l'entreprise a dû rembourser avant terme les fournisseurs soumis à un moratoire. Tout était de nouveau dans l'ordre des choses, la fabrication tournait à un rythme élevé. Dans le cadre de cette opportunité favorable, l'entreprise acquit la fonderie Bloch à Erstein. Cette acquisition marqua un nouveau tournant dans ma carrière. Mon collègue Jean GLOCKNER, qui se maria entre-temps à la fille HEYWANG, Carmen, fut nommé directeur de la fonderie. Il libéra le poste d'acheteur dont il avait la responsabilité. Je fus désigné à ce poste devenu vacant, fonction que j'assumais jusque vers le fin de l'année 1961, date du décès de M. Edgar HEYWANG. Entre-temps, je contribuai largement à la structuration de l'entreprise au niveau organisation du travail, bureau de lancement, planning, chronométrage, salaire ouvriers. Certains de ces services je les supervisais moi même. Les fêtes de Noël, pour les enfants du personnel, furent particulièrement soignées. J'organisais à ces occasions un orchestre issu du personnel, ainsi qu'avec un vrai chef d'orchestre, en la personne de notre responsable d'expédition très bien connu Pierre OESCHEL, chef de la musique de Goxwiller. Les fêtes de Noël organisées dans la salle des fêtes d'Obernai, dans la salle Korrmann à Valff et, plus tard, dans la salle du restaurent d'entreprise furent un modèle du genre. Edgar HEYWANG était très marqué par ces manifestations organisées d'une façon impeccable. Très timide, il n'osa jamais prendre la parole à ces occasion et m'en laissa le soin.

A suivre ...