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Avril 1942. Pierre LUTZ, le narrateur, Rémy HIRTZ et Rémy JOST tentent de fuir l'incorporation dans l'armée allemande. Après une longue marche à travers la forêt vosgienne puis des péripéties rocambolesques durant leur voyage en train, leur moral est mis à rude épreuve. Vont-ils réussir leur traversée en zone libre ? Accompagnés et dirigés par un passeur douteux, leurs chances s'amoindrissent. Les trois déserteurs ont rendez-vous avec leur passeur en gare de Dijon. Il est tard le soir, le train va bientôt entrer en gare, direction Chalons-sur-Saône. Pierre LUTZ raconte.

Le train va se présenter d'un instant à l'autre. Là-bas, dans un coin, je reconnais notre passeur. Il porte des lunettes et, au lieu de son béret, arbore un chapeau. Il nous fait signe qu'il nous rejoindra dans le train. 23h50, le train s'approche et s'arrête. Nous réussissons à nous frayer un passage pour y monter. Pas de place ! Nous nous serrons entre deux wagons, portes ouvertes, près de celui réservé aux soldats de la Wehrmacht. Une fois à Chalons-sur-Saône, il nous sera facile de nous glisser dans le fameux wagon pour nous y cacher selon le plan de notre passeur. Cependant, l'anxiété nous saisit. Nous prions. Au même moment, un employé vient fermer la portière de notre wagon. Un jeune passager, un peu excité par la boisson, la rouvre d'un coup de pied. Nous profitons de l'aubaine pour dénicher une place assise dans le wagon. À notre grande stupeur, les compartiments sont remplis de prisonniers français. Pourvu qu'ils descendent à Chalons ! « Oui, malheureusement ! » nous répond un pauvre poilu tout déguenillé qui a entendu notre remarque. Effectivement, les prisonniers descendront du train à Chalons-sur-Saône.

Nous entrons, séparément, dans trois compartiments pour nous cacher sous les banquettes. Je me trouve nez à nez avec un civil resté sur place. Il s'aperçoit de ma nervosité. Je lui explique ma situation. Il me dissuade de me cacher sous la banquette. Faisant deux fois par semaine ce trajet qui franchit la ligne de démarcation, il me prévient que les douaniers connaissent le « truc ». Il me conseille de sortir au plus vite de la gare, car la douane va arriver. Au moment où je quitte le compartiment, j'aperçois les douaniers qui avancent vers moi au bout du couloir. Impossible de prévenir les deux Rémy ! Je saute du train et passe par le souterrain qui me conduit sur le quai de sortie de la gare. Je me retrouve nez à nez avec un douanier qui contrôle les voyageurs. Je fais demi-tour. Au moment où j'aborde le quai sur lequel se trouve mon train, un douanier, fusil en bandoulière, me crie : « Eh monsieur ! Où allez-vous ? ». Interloqué, je lui réponds : « Où est la sortie s.v.p. ? ». Je n'attends pas la réponse et fais demi-tour en direction de la salle d'attente. Et, là, un autre Allemand qui demande les pièces d'identité !

Je repère, sur ma droite, un groupe de soldats français. Je profite d'un moment d'inattention du contrôleur allemand pour me faufiler au milieu deux. Je m'assieds à côtés d'une femme. Elle devine ma détresse et m'indique un petit couloir qui communique avec le bureau des douanes par où passent les douaniers. Je ne sais plus comment faire. Je décide de rester sur place, où irai-je de toute façon ? Un quart d'heure passe, la porte du bureau des douanes s'ouvre. Abasourdi, je vois Rémy JOST accompagné par un agent. Dix minutes après, c'est le tour de Rémy HIRTZ. Mon cœur se serre, un immense désespoir s'empare de moi. Être arrivé jusqu'ici pour nous faire prendre si près du but ! Accablé et désemparé, je décide de sortir de la gare pour me reposer de mes émotions. Je suis perdu et découragé.

Je me rends au buffet de la gare et me console devant un café chaud. À côté de moi, deux jeunes discutent nerveusement. À leur conversation bien nourrie, je décrypte qu'ils viennent de passer la ligne de démarcation en fraude. Je décide de leur parler. Ils me communiquent une adresse à Chalons-sur-Saône, mais me conseillent l'autocar. L'espoir renaît. A 6h30, le lendemain matin, je m'installe à bord d'un car qui me conduit vers la liberté. Arrivé à destination, je cherche le moyen de passer inaperçu. J'emprunte gentiment le panier à salade d'une dame rencontrée dans la rue et l'accompagne. Alors que nous bavardons aimablement, voilà qu'au détour d'une rue, surgissent soudain de nulle part, les deux Rémy, flanqués par des douaniers. Quelle émotion ! Pourvu qu'ils ne m'adressent pas la parole ! Non, ils passent… je baisse la tête. Je sens leurs regards surpris posés sur moi. Rémy JOST me frôle avec son bras, je tressaille ! C'est un adieu qu'il m'adresse. Je ne le reverrai plus jamais !

Sans difficultés, je trouve le passeur que m'avaient indiqué les deux jeunes de la gare de Dijon, et, le lendemain, jeudi 23 avril 1942, je franchis la Saône avec mon passeur à bord d'une barque et cette foutue ligne de démarcation pour 1 000 Francs [1]. Je suis enfin libre !

Pierre LUTZ

Epilogue

Rémy JOST

Après sa capture, Rémy JOST sera condamné et purgera un an de prison à Saverne et à Mulhouse. Incorporé dans l'armée allemande en mai 1943, il est envoyé combattre sur le front russe. Il tombe à Riga, capitale de la Lettonie, sur la mer Baltique, le 7 octobre 1944. Sa dépouille repose à ce jour dans cette terre qui n'était pas la sienne.

Rémy JOST dans l'uniforme allemand avant de partir au front. Dernière photo souvenir avec sa soeur Madeleine

Rémy HIRTZ

Rémy HIRTZ purgera un an de prison à Saverne. Sa maman, connaissant un garde, lui fera remettre régulièrement du pain. Incorporé dans l'armée allemande en 1943, envoyé combattre sur le front russe, il est fait prisonnier et interné dans le camp de Tambov. Libéré à la Toussaint 1945, il rentre à Paris, mais affaibli et gravement malade. Après avoir passé quelques jours dans sa famille à Valff, il est admis à l'Hôpital Civil de Strasbourg où il décède le 19 mars 1946. Sa disparition fera couler beaucoup de larmes. Rémy était connu pour être un garçon d'une grande gentillesse.

Pierre LUTZ

L'auteur de ce récit, Pierre LUTZ a échappé au sort qu'ont subi ses deux copains de désertion. Il trouve refuge en zone libre puis fonde une famille avec trois enfants. Il décède le 19 mars 2003 à Strasbourg / Lingolsheim à l'âge de 79 ans.

[1] : l'auteur calcule ici en anciens francs. La conversion calculée en tenant compte du pouvoir d'achat est d'environ 300 euros actuels.

Sources et crédits photos :

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