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Le jeune André VOEGEL est fait prisonnier par l'Armée Rouge. Son convoi allemand en déroute vient d'être arrêté par un poste avancé russe en Tchécoslovaquie. Ce que les soldats de la Wehrmacht voulaient à tout prix éviter est arrivé. L'angoisse des représailles s'ajoute aux sentiments de découragements. Que va-t-il leur advenir ?

La masse des prisonniers augmentait considérablement. Pour fêter leur victoire, les vainqueurs organisèrent un défilé de prisonniers à travers toute la ville de Prague. L'horreur commençait. En colonne par huit, nous devions traverser la cité du Nord au Sud, en courant. Je revois encore Prague, pavoisée de drapeaux rouges frappés aux emblèmes soviétiques : le marteau et faucille. Toute la population était en liesse, massée sur notre parcours, déchaînée, hostile, donnant des coups de pied aux prisonniers et leur crachant à la figure. Tel était les Tchèques, enthousiastes et enivrés par la libération de l'occupant nazi. Mon sort était semblable à celui de chaque soldat allemand, je portais le même uniforme. Et pourtant, je comprenais si bien cette population enfin délivrée et je m'imaginais, moi aussi, me trouver dans la même situation, acclamant chez moi les libérateurs de l'Alsace.

Tout en courant, je fus témoin d'un évènement traumatisant. Un camion russe, provenant d'une route latérale, fonça sur l'artère principale et emprunta à contre-sens le défilé. Quelques mètres me séparaient de l'incident. Plein gaz, le véhicule percuta la colonne très serrée des prisonniers dans l'incapacité totale d'échapper à la collision. Je vois encore un prisonnier allongé par terre, poussé par la roue avant du camion. La vitesse du véhicule bloquait le corps devant la roue. Nous frissonnions aux cris des blessés qui devaient être nombreux et à la vue des morts, mais la colonne continua immuablement son chemin. Sous les menaces des soldats russes et des partisans tchèques notre course repris. En ce jour de terreur et de folie, la vie de l'homme n'avait plus de valeur ; n'importe quel voyou lâche et armé pouvait lui porter atteinte, sans motif particulier, sans justification, sans justice, avec les applaudissements de la foule.

Après cette exhibition de propagande, nous fûmes parqués dans le stade de foot de Prague. Nous étions soulagés de pouvoir enfin nous reposer un peu. On nous priva totalement de nourriture. Je pense que le nombre exponentiel des prisonniers dépassa leur capacité de logistique. Des camps provisoires furent installés sur des prairies dans des enclos barbelés. Les prisonniers devaient coucher à la belle étoile, avec non seulement une nourriture insuffisante, mais aussi avec un manque total d'hygiène et de soins médicaux. Pour survivre, nous nous sommes résignés à manger le peu d'herbe piétinée qui poussait sur le sol en ce mois de mai.

La rumeur circula que les alsaciens allaient être séparés des allemands. Ces informations bien que souvent erronées nous redonnèrent espoir ; cet espoir qui fait vivre et qui, en l'occurrence, adoucissait un peu les maux de notre chienne de vie. Hélas, il n'en fut rien. Après plusieurs jours au stade, nous avons été transférés dans un camp, quelque part au bord de la ville, dans des baraquements. Le régime alimentaire catastrophique nous accompagna. Nous mangions des orties cuites dans un peu d'eau de récupération impropre à la consommation. Les conditions déplorables nous menèrent tout droit à la dysenterie. La maladie se manifeste par de vives douleurs accompagnées des selles visqueuses, purulentes et sanglantes. J'en fus atteint comme les autres et je passa mon temps dans les latrines. Je me souviens avoir mangé beaucoup de charbon de bois, ce qui me sauva peut-être la vie.

Puis, un jour, nous avons été invités à quitter le camp. Une très longue marche commença vers une destination inconnue. Il faisait encore nuit lorsque nous quittâmes le camp et déjà un premier incident se produisit en tête de la colonne. Je n'ai jamais su la raison exacte du mitraillage devant moi à 200 mètres. Il semblerait qu'un mouvement de panique s'était emparé des gardiens. Après une bonne heure d'attente, la colonne se remit en route. D'après mon estimation, il y avait plusieurs milliers de prisonniers et la colonne s'étendait sur plusieurs kilomètres. La ration alimentaire journalière consistait en un pain « Kommis » pour 12 hommes et un petit morceau de fromage. Nous marchions des jours et des jours, épuisés, éreintés puis nous couchions à la belle étoile. Heureusement, nous étions au printemps, les conditions atmosphériques étaient bonnes. Nos gardiens, des partisans tchèques, devaient marcher comme nous et s'épuisaient eux aussi. Le rythme de marche n'était donc pas forcé, mais nos gardiens étaient bien nourris alors que nos forces à nous, diminuaient quotidiennement. Dans la colonne se trouvaient des blessés et des hommes âgés. A bout de forces, ils furent contraints de se mettre au bord de la route pour attendre. Mais attendre quoi ? La mort ? Certainement, car en queue de colonne suivait un peloton d'exécution qui se chargeait de liquider les traînards. Je m'en suis personnellement rendu compte lorsqu'un jour, ayant ralenti ma marche, je me suis retrouvé tout derrière. La vision du peloton me redonna des ailes et je n'ai plus jamais osé me retrouver en queue de colonne. Je ne voulais pas mourir, j'avais tenu jusqu'à présent, je voulais revoir mon pays natal, mes parents, mes frères, mes amis. C'est cette pensée qui m'a soutenu et gonflé ma volonté. Finalement cette bonne disposition influa également mon physique. Depuis des mois j'étais entraîné à la marche et ai avalé des centaines de kilomètres. La peau de mes pieds était dure et tannée comme du cuir. Pas la moindre ampoule. Je n'osais même plus les laver de peur d'en ramollir la peau et de la rendre sensible aux frictions du cuir des souliers, je n'avais pas de chaussettes. Au cours de la débâcle, j'ai eu un jour la bonne fortune de tomber sur un magasin d'habillement militaire qui menaçait de tomber entre les mains de l'ennemi. J'ai profité de cette aubaine pour me changer complètement : uniforme, chemise et souliers, le tout en neuf. Mes chaussures étaient donc en bon état, ce qui n'était pas le cas de tous les prisonniers dont certains marchaient pieds nus. Ma paire de chaussure salvatrice, je l'ai rapporté jusqu'à Paris.

Assez souvent on nous ordonnait d'arrêter notre marche pour nous reposer. Nos gardiens eux aussi, étaient fatigués. Au cours d'un tel arrêt, alors que je m'apprêtais à me coucher sur le bord de la route, j'ai fais une découverte sensationnelle : j'ai trouvé dans l'herbe, des pelures de pommes de terre cuites mélangées dans des cendres. Ce fût pour moi la manne miraculeusement tombée du ciel. Ce festin, je l'ai jalousement caché à mes confrères de misère de peur de devoir partager. Un autre soir, lors d'une halte nocturne, nous avions pu voler les pommes de terre d'un silo. Dans les pays d'Europe centrale, les patates sont conservées dans des silos, en plein champs. Notre bivouac était installé au bord d'un cours d'eau ce qui nous a permis de faire bouillir nos patates dans une boite de conserve. Mélangé avec de jeunes orties, ce fut un vrai régal ! Je m'en souviens encore aujourd'hui.

Au bout de 10 ou 15 jours, la colonne arriva à destination. Nous avons atterri dans une ville tchèque appelée Brno, à un peu plus de 200 km de Prague. Il n'y avait pas de camp de prisonniers dans cette ville, mais une immense prison autour d'une grande cour intérieure. Les bâtiments étaient déjà occupés et nous avons séjourné dans la cour (1). Je ne sais plus combien de temps nous y sommes restés, toujours est-il qu'un matin une commission d'officiers russes s'installa au milieu de la cour pour procéder à un recensement. Je me suis déclaré ressortissant français, alsacien, incorporé de force dans l'armée allemande. Une femme officier qui parlait quelques mots de français m'interrogea. Les autorités militaires soviétiques ont toujours refusé d'accepter la situation des « Malgré nous », je me trouvais en face d'une commission d'exception. Après cet interrogatoire, j'ai été séparé des allemands. Le jour d'après, une trentaine d'Alsaciens, comme moi, ont été conduits en dehors de la prison et amenés dans un autre lieu qui me semblait être une école. Sans grande surveillance et conformément à l'ordre reçu, nous avons attendu la suite des opérations. Une brasserie située en face du bâtiment nous approvisionnait en bière et les jours passant, nous avons pensé que l'armée rouge nous avait oublié. Un certain nombre d'entre nous décida donc de s'évader ...

Forteresse de Spielberg

Brno en 1945

République tchèque (en rouge la ville de Brno)

A suivre ...

(1) La caserne dont parle André VOEGEL est la forteresse de Spielberg à Brno

Source : Mémoires d'André VOEGEL

Récit complet des mémoire du malgré-nous André VOEGEL :