Cuirassier à pied

Un petit séjour à la mer ? Un week-end sur la plage ? Aujourd'hui cette envie peut se réaliser après seulement quelques heures de voyage. Mais il en a été tout autrement il y a deux siècles. Pour connaitre la durée d'un tel voyage à cette époque nous allons vous faire découvrir la mouvementée histoire du soldat François Joseph DUBLING.

Le petit François est né à Valff le 3 avril 1809. Fils de Philippe, tailleur d'habit, et d'Anastase SAAS. Il grandit dans sa petite famille paisible au centre de la rue Principale jusqu'à ce jour du 3 mars 1825 où sa mère décédera subitement. La père se remariera un an plus tard avec une femme de Bourgheim âgée de 41 ans, le même jour que son frère. En 1837, son père décédera à son tour. François Joseph n'a plus de famille. Il s'engage dans l'armée et est incorporé dans le 9ème régiment de cuirassiers à cheval. Son frère charnel s'engagera dans le 1er régiment de cuirassier et terminera sa carrière avec le grade de sergent.

Pour une raison inconnue François est condamné à une peine de travaux publics et doit creuser avec ses camarades le canal long de 44 km de Niort à La Rochelle.  Napoléon I er avait lancé la construction en 1805, projet qui devait au final relier La Rochelle à l'estuaire de la Gironde.  

Le canal de Marans à La Rochelle (source Wikipédia)

Le canal de Marans à La Rochelle (en bleu, source Wikipédia)

Avec ses camarades de fortune il est parqué dans le vieux château de Milan à Dompierre-sur-Mer appelé pour l'occasion « Les ateliers de Belle Croix ». Des détenus s'y entasseront jusqu'à 800 hommes. L'excavation du canal à la pelle et à la pioche est exténuante. Les accidents sont fréquents.  François en devient infirme. N'étant plus utile, il est gracié, réformé et renvoyé en Alsace. Pour tout salaire il bénéficiera de 3 francs d'argent de poche et d'une paire de chaussure d'une valeur de 5 francs 20. La lenteur de l'avancée des travaux est à l'image de la lenteur administrative. François est gracié le 28 avril et n'est autorisé à rejoindre son foyer que... le 1er juin. A t-il été rafistolé pendant ce laps de temps pour pouvoir affronter le rude voyage qui l'attend ? 

Le château de Milan (source Trip Advisor)

1er juin 1835. François entame son voyage exténuant et inconfortable à pied, en barque, en charrette et comme il peut. Afin de couvrir les frais de transports il doit se présenter dans les grandes villes d'escales où l'administration militaire prendra en charge ses dépenses. Pour justifier de la personne on lui remet une feuille de route qui lui servira de carte d'identité et de passeport. Les escales sont des places fortes militaires. Il pourra s'y restaurer et dormir. Si n'y a pas de garnison à rejoindre au bout d'une journée, l'administration prend en charge les frais de bouche et d'hébergement.

On peut y lire sur sa feuille de route qu'il doit présenter à chaque escale: « François Joseph DUBLING, âgé de 30 ans, taille 1m80, front haut, yeux bruns, nez court, bouche moyenne, menton rond, cheveux et sourcils bruns, visage ovale avec une envie sur le sourcil gauche, dirigé librement dans ses foyers comme réformé par suite d'infirmité qui le rend impropre au service ».

François n'a plus de famille, à part son père remarié, mais décide néanmoins de retourner à Valff. D'ailleurs où irai-t-il d'autre ? En fait il n'est pas tout à fait libre. Il le sait. Si l'envie lui prenait de se faire un peu d'argent et de vendre ses habits militaires, ses chaussures ou pire sa feuille de route il risquerait le tribunal militaire. Sa feuille de route lui rappelle d'ailleurs bien la tenue à suivre :

Article 5 : Celui qui ne se comporte pas avec décence vis-à-vis de son hôte ou qui exige autre chose que le lit qu'il lui désigne et place au feu pour la cuisson ses aliments, se permet le moindre dégât est, sur-le-champ, dénoncé aux autorités locales pour être arrêté et conduit à la brigade ou il sera privé de sa solde aussi longtemps que le montant des dégâts sera acquitté. Toute surcharge sur la feuille de route sera traduite pour l'auteur d'une punition militaire jusqu'au Conseil de Guerre selon la gravité de la faute.

C'est l'armée quoi !

Après avoir quitté La Rochelle, François embarquera sur un chaland en direction de Mauzé-sur-le-Mignon via le marais Poitevin, soit une distance de 40 km, puis Niort qu'il atteindra le 3 juin. Là-bas l'armée soldera le prix de son voyage de 3 francs. Il atteindra Tours via Châtellerault le 5. Prix du voyage : encore 3 francs. Suivrons Blois et Orléans atteint le 11 juin, 2 francs + 7 francs pour les frais de bouche, puis Châteauneuf, Bellegarde, Montargis et Courtenay. La suite de l'aventure se poursuivra à Sens puis Villemaure où il est logé le 15 juin. De Troyes il fera escale à Pinay, Brienne, Soulaines,  Joinville, Gondrecourt et Vaucouleurs. La suite. Toul puis Nancy le 21 juin. Lunéville , Blamont, Sarrebourg  le rapprocherons de son Alsace natale. A Saverne il pourra enfin admirer la belle plaine d'Alsace étendue à ses pieds. Le reste ne sera qu'une formalité. Après Wasselonne il atteindra Valff le 22 juin.

A Nancy, l'intendant THIEBAULT lui avait remis les 6 derniers francs pour terminer son voyage. Qu'est-il devenu après son retour ? Personne ne l'attend réellement : sa mère est décédée, son père remarié, sa soeur Anastase mariée et son frère à l'armée ... Deux années plus tard Philippe, son père, décédera puis sa petite soeur Anastase à 40 ans et déjà veuve.   On perd alors sa trace. Il s'est peut-être remis à voyager encore et toujours, seul. Mais quelle aventure : 22 jours et presque 1000 kilomètres pour aller de La Rochelle à Valff ! De nombreuses années plus tard, des vacanciers feront ce voyage en voiture en une journée. Une de leurs seules contraintes pénibles sera d'entendre continuellement derrière eux la voix de leurs enfants qui répéteront inlassablement : « C'est encore loin ? C'est quand qu'on arrive ? »

Un peu d'histoire

De Valva à Valff, c’est tout d’abord un livre. A la fin des années 80, André VOEGEL et Rémy VOEGEL, Valffois et passionnés d'histoire, écrivent « De Valva à Valff » qui raconte l'histoire de la commune, petit village alsacien à proximité d'Obernai. L'ouvrage reprend, chapitre après chapitre, son histoire et celles de ses habitants. Dans les années 2010, Rémy VOEGEL complète la connaissance du village par divers textes édités dans le bulletin communal. 

Suite au décès d’André VOEGEL en février 2017, Rémy et Frédéric, son fils, se lance le défi de partager via le présent site les archives dématérialisées du livre, les vidéos de Charles SCHULTZ, sans oublier la publication des 40 classeurs historiques d’Antoine MULLER. Ces classeurs sont une mine d'or incroyable, car ils retracent en images toute l'histoire du village, de ses associations et de ses habitants.

Depuis, le devoir de mémoire de notre village alsacien se poursuit semaine après semaine.