Ingénieur en mécanique, designer, industriel, constructeur automobile, pilote d'essai d'usine franco-italien et héritier de la firme Bugatti, fondé par son père Ettore en 1909, Gianoberto BUGATTI, dit Jean, décède accidentellement le 11 août 1939.
Grand prix de l'ACF 1935. Jean BUGATTI discute avec Robert BENOIST à côté de la Bugatti type 59 n°24 (Gallica)
La disparition de Jean BUGATTI
11 août 1939. C’est sur une portion de la ligne droite reliant Duppigheim à Entzheim (fréquemment utilisée par la firme Bugatti pour ses essais de voitures de course, en raison de sa proximité), que Jean BUGATTI, le fils d’Ettore BUGATTI, trouvera la mort dans un accident de la route. « Monsieur Jean », comme on l’appelait, essayait alors la fameuse Bugatti 57G à compresseur, surnommée « le Tank ». Son père, Ettore, lui avait défendu de conduire en courses...
Le journal Excelsior du 13 août 1939
Faits rapportés par La Vie automobile : « Dans le GP de la Baule qui se dispute le 3 septembre prochain, une Bugatti était engagée, celle-là même qui fut victorieuse aux dernières 24 Heures du Mans avec Jean-Pierre WIMILLE. Celui-ci devait la piloter dans l’épreuve. (1) Or, la voiture avait été révisée à l’usine, et pour les premiers essais, après quelques modifications, Jean BUGATTI la conduisait, parce qu’il s’était imposé cette loi de ne remettre une voiture au pilote de course qu’après s’être assuré, par lui-même, que tout était en ordre. C’est là le rôle louable d’un chef. On ne pouvait songer à essayer la voiture de jour, à cause du trafic toujours intense. Par contre, la nuit et compte tenu que chaque essai ne dure que quelques minutes, on pouvait, avec un service de garde aux deux extrémités de la section empruntée, assurer la route libre au pilote. Ces précautions, toujours observées, n’avaient jamais donné lieu à la moindre surprise. Le vendredi soir 11 août, la voiture accomplit ainsi deux premiers essais ; une surprise tragique se révéla au troisième. Jean BUGATTI aperçut soudain devant lui, alors qu’il roulait à 225 km/h, un cycliste, vraisemblablement parvenu à la route par quelques chemins de terre ou sentier et qui avait ainsi échappé au contrôle des deux postes de surveillance et d’alerte. D’autre part, ce cycliste, qui voyait venir vers lui une voiture avec phares allumés, fut sans doute surpris par sa vitesse même et ne se rangea pas assez rapidement. Pour l’éviter, Jean BUGATTI fit une embardée, mais l’étroitesse de la route ne lui permit pas de se rétablir et ce fut l’accident, abominable ! » .
Il percuta un arbre de plein fouet. Transporté vers l’hôpital de Strasbourg dans un état désespéré, il décédera pendant le transport.
Un monument sera érigé quelques centaines de mètres en amont du lieu de l’accident, à la mémoire de Jean BUGATTI. Cet accident sera un peu le chant du cygne pour la « Scuderia » Bugatti. Le désespoir d’Ettore, qui perd avec Jean, non seulement un fils chéri, mais aussi un successeur qualifié, est immense. Après les grèves de 1936, Ettore, qui avait pris l'affaire pour une affaire personnelle, délégua la direction de l'usine à son fils. Le hasard voulu que ce fut un vendredi que débuteraient les 15 jours de congés payés et la fermeture de l'usine. La Seconde Guerre mondiale éclatera quelques semaines plus tard, et l’usine, réquisitionnée par les Allemands pendant l’occupation, produira du matériel militaire. Après-guerre, elle sera confisquée par les autorités françaises, qui ne la rendront au « Patron » que le 11 juin 1947, quelques semaines seulement avant sa mort, le 23 août.
L'homme énergique
De l'homme téméraire, on se rappellera que Jean BUGATTI avait établi, le 12 janvier 1935, le record de vitesse sur rail entre Strasbourg et Paris à la vitesse de 196 km/h de moyenne.
Un macabre présage en décembre 1938 ?
Edition du Strasburger Neueste Nachrichten du 26 avril 1939
Le 5 décembre 1938, 8 mois avant sa disparition, à la tombée de la nuit, vers 17 heures, Jean pilota, trop vie, son automobile en provenance de Molsheim qui s'engouffra dans la rue du Maréchal Foch de Lingolsheim direction Strasbourg. À la hauteur du restaurant Zum Hirschen et des Tanneries de France, il croisa un camion derrière lequel circulait un cycliste qui rentrait du travail. Le jeune Alfred RUDLOFF, âgé de 17 ans, en tournant brusquement à gauche fut accroché par la Bugatti, traînée sur plusieurs mètres et projeté à plus de vingt mètres sur le trottoir. Jean Bugatti mis plus de cinquante mètres pour immobiliser sa voiture. Le jeune RUDLOFF décéda sur place. En avril 1939, le tribunal condamna Jean Bugatti à 3 mois de prison avec sursis et 200 francs d'amende. Il dut également payer, en dédommagement à la famille, la somme, pour les parents, de 40 000 francs, dont le père était invalide, et pour chaque frère et sœur, au nombre de sept : 4 000 francs. La valeur du pouvoir d'achat d'1 franc en 1939 équivaudrait à 57 euros aujourd'hui . Le total des sommes dûes seraient de 3 887 400 euros.
Comme un signe du sort, le jeune décédé habitait dans la rue de la chapelle à Lingolsheim. Le cycliste qui provoquera le drame du 11 août et la disparition de Jean Bugatti habitait lui aussi près de la rue de la chapelle mais à Duppigheim. Ettore aussi, avait tué accidentellement en 1903, alors employé chez De Dietrich, un jeune garçon de 4 ans qui jouait sur le bas-côté de la route alors qu'il essayait une automobile, puis une jeune fille de 17 ans en 1937.
Les circonstances du drame
Édition des Strasburger Neueste Nachrichten du 13 août 1939
Au fur et à mesure, de nouveaux détails sont révélés par les journaux : « Jean BUGATTI, 30 ans, était en compagnie du mécanicien Robert AUMAITRE et de son jeune frère Roland BUGATTI, 17 ans, et avait réalisé un premier passage sans problème avec la voiture avec laquelle Jean VIMILLE venait de gagner les 24 heures du Mans. La voiture devait participer au grand prix de la Baule (1). Entre 22 et 23 heures, Jean décida d'effectuer, un dernier passage pour profiter du trafic raréfié sur le tronçon de 3 km. Roland et Aumaître assurèrent de bloquer les deux extrémités de la route. La suite, on la connait : Après 1 km 500, le cycliste (2), Joseph METZ (prénom cité dans les journaux ou Jean Jacques selon certains articles), 19 ans, de Mulhouse Dornach en stage de radiotélégraphiste à l'aéroport d'Entzheim et séjournant à Duppigheim, est percuté par la voiture lancée à plus de 200 km/h. Bugatti a d'abord frôlé un arbre à gauche puis a percuté un autre à 100 mètres à droite de la route a décollé sur un silo de betteraves et est retombé 10 mètres plus loin. Jean BUGATTI est éjecté à une quinzaine de mètres dans un champ, la voiture est coupée en deux et le réservoir prend feu. Les morceaux sont projetés à plusieurs mètres sur la route et dans les champs de blés à environ 800 mètres d'Entzheim. Quant au cycliste, il a le bras fracassé, mais survivra. Un automobiliste de passage lui fera un garrot pour arrêter une hémorragie d'une veine sectionnée et l'emmènera dans sa voiture à l'hôpital ».
Le journal précise que la bicyclette est partiellement détruite, on s'en doute un peu. D'après les rumeurs, il se serait suicidé trois ans plus-tard mais après vérifications Jean-Jacques est décédé à Mulhouse en 1945.
« Je m'en fous ... la moitié de la route m'appartient ... »
La Dépêche
Le gérant Henri JOOS de la station d'essence d'Enzheim proche, le mécanicien, ainsi que Roland, ayant entendu le choc violent, accoururent. Jean ne donna plus que quelques légers signes de vie. Il décèdera en route vers l'hôpital. On constata une grande plaie ouverte sur le côté gauche de sa mâchoire et de multiples fractures. Une côte lui a perforé le coeur. L'enquête ne pu déterminer si le vélo était éclairé. Des membres du personnel de l'usine, pourtant partis en congés payés de 15 jours, sont revenus spontanément pour nettoyer les lieux. Le journal, qui est généralement lu par la population ouvrière, salue leur dévouement.
La Dépêche du 20 août 1939
Ettore BUGATTI, alors établi à Paris, séjournant à Bruxelles, en Belgique, rentra immédiatement en Alsace. On propage la rumeur qu'il prospectait pour délocaliser l'usine en proie à ses graves difficultés financières. En février, il fut contraint, par manque de commandes, de licencier 350 des 950 ouvriers. L'usine comptait, il y a encore quelques mois, 1200 ouvriers. Émile Mathis, son compagnon d'un temps, et son usine Matford à Graffenstaden subissent les mêmes difficultés. En mai de la même année, le bruit circulait, puis sera démenti, qu'il envisagerait de délocaliser l'usine à Gannat dans l'Allier. Déjà en 1913, Ettore avait dû faire paraître dans les médias un démenti de délocalisation.
« Il y aura toujours des personnes qui se passionneront pour nos voitures » Ettore Bugatti en novembre 1931
L'année 1939 sera, pour Ettore, une énième année amère. Jean avait 30 ans.
Ettore et Jean au grand prix de l'ACF 1935 sur l'autodrome de Linas-Montlhéry (Gallica)
Côté people
The Chicago tribune and the Daily news, New York, de 1934
La possible compagne de Jean, révélé dans quelques journaux « People » aurait été la belle chanteuse mexicaine « aux cheveux de jais », Reva REYES (1910, El Paso, Texas-décès 1958, Mexico). Elle réchappera, contrairement à Jean, quatre mois plus-tard après sa disparition, à un accident près de Reims en compagnie de sa mère. Elles revenaient d'un gala à Reims pour encourager les soldats de la garnison de la ville, quand leur automobile dérapa et percuta un arbre. Reva s'en sortira avec une double fracture à la jambe, le bras cassé et quelques côtes enfoncées, sa mère souffrira des deux jambes fracturées. Elles seront admises dans l'hôpital militaire américain de Neuilly à Paris.
1935
Le temps des adieux
Extrait du journal l'Auto
Pour les amis et officiels parisiens, un service funèbre sera organisé dans la capitale. C'est l'abbé Vincent, professeur agrégé à Strasbourg et ami de la famille qui dira la messe. Après l'accident du samedi, la sépulture de Jean BUGATTI est inhumée en toute intimité, le lundi matin suivant, dans le cimetière de Dorlisheim, à côté de l'usine de Molsheim et de la villa Bugatti. Le mercredi, à 11 heures, un office religieux fut célébrée dans l'église de Dorlisheim pour les ouvriers et amis de la région.
La Dépêche du 20 août 1939
15 mars 1940
L'usine Bugatti
Publicité du 1er juillet 1939
La marque continuera d’exister quelques années, dirigée par l’ancien pilote Pierre MARCO, et par le second fils d’Ettore, mais ils n’auront pas cette touche de génie de leurs prédécesseurs. Bugatti tentera de renouer avec la victoire en course, mais là non plus, n'atteindra le niveau de gloire passée. La marque construira quelques voitures de série jusqu’en 1963, puis l’usine, encore une fois en difficultés financières, sera cédée au groupe Hispano-Suiza. La folle aventure automobile se termine !
Quand Hispano-Suiza disparaît également, l’usine se reconvertit dans le domaine aéronautique et prend le nom de Messier-Bugatti. On y construira des pièces spécialisées pour avions et hélicoptères. Certaines pièces d’une autre légende, le Concorde, y seront produites. L’événement de ce début de siècle sera le récent rachat du site de Molsheim par le groupe Volkswagen et, au grand bonheur des passionnés de la marque, envers et contre tout.
Et comme le cri de ralliement lancé par le Patron à ses ouvriers après la disparition de son fils, les amoureux de la marque ont acquiescé et disent : « Nous remettons ça ! ». La légende continue !
À la mémoire de Jean BUGATTI (1909-1939)
(1) Le 6 août, la semaine avant les essais fatidiques, J.P WIMILLE ne termina que deuxième, à deux tours derrière la Talbot pilotée par Le BEGUE, sur le circuit à Saint-Gaudens au pied des Pyrénées, au Grand Prix de Comminges, long de 440 km
(2) Jean-Jacques METZ était né le 31 août 1920, fils d'Alfred, habitant 15 rue Anna Schoen et inspecteur de police à Mulhouse, et de Madeleine Elisabeth Marthe GOLLING de Lièpvre, gérante dans la droguerie Théophile Abt et Cie à Mulhouse, fille d'Emile GOLLING serrurier et maréchal-ferrand chez son père à St-Pierre puis ouvrier ajusteur dans la maison Schwartz à Mulhouse et Caroline FRITSCH, femme de chambre à St-Pierre, tous deux originaire de Saint Pierre dans le Bas-Rhin. Jean-Jacques est décédé à Mulhouse le 10 septembre 1945. Grands remerciement au service d'Etat-Civils de Mulhouse